Vincennes. 17H41. En compagnie d’une tortue ou de la Castafiore
Représentez-vous d’abord le coin d’une table. Café Brazza, un livre y est entrouvert, prêt à être saisi à n’importe quelle page, à n’importe quel fragment d’écaille. C’est L’explosion de la tortue. Il pourrait s’en offusquer, ce livre. Narration serrée, filée, implacablement logique, loin de nager au fil du vent. Fragmentation n’y est ni dispersion, ni désorganisation. Dedans, Louis-Constantin Novat, le double du narrateur (un poète médiocre et inconnu) écrit à sa mère des phrases qui font sourire « Mon lecteur est encore à naître ». Je n’ouvre pas encore. Un peu à côté, France musique joue la carte des grands classiques dans mes écouteurs. L’air de Marguerite – comme lorsque mon père chantait …Tintin… ♫ Ah !! Si j’osais me parer un moment de ces pendants d’oreille ! Ah… Est-ce toi ? ♫
Trois heures maintenant qu’une voiture de fonction blanche bloque une partie de la vue sur la rue. Sur son dos, la voiture porte une échelle, comme un bibi nouveau genre. Horizontalement, décorativement. Et devant elle ! Chaque minute, deux à trois individus passent, derrière la vitre comme dans un opéra urbain, mine de rien, les pieds coupés par la table de mon voisin, les cheveux coiffés par le reflet des lampes. « N’écartons pas l’hypothèse d’un terrible concours de circonstances qui me dédouanerait ». Je me demande… Parmi ces têtes passantes, combien vont écouter Éric Chevillard ce soir, dans la petite librairie ? Est-ce une affaire de combinaisons, de hasards, de musique de la ville ?
- Crac - L’explosion de la tortue est un petit bijou. Une note originelle, un tic-tac d’allumette où faire naître la partition du monde. Rien que ça. Mais une note légère comme un big bang… Et un monde serti d’humour.
La note de départ ? Un homme tue sa tortue domestique abandonnée à son triste sort pendant les vacances d’été. Le monde qui en naît ? Tout y est. Amour, culpabilité, passion, reconnaissance littéraire, souvenirs d’enfance, cruauté des relations humaines, des relations aux animaux, dialogue entre les siècles. C’est le narrateur écrivain (le tueur de tortue) se torturant le long du livre pour savoir quelle est sa part de responsabilité dans la sombre affaire. C’est « les yeux rouges encore et le nez enflé » de l’aimée sortant du lit pour répondre à un interrogatoire sur un potentiel serial killer. C’est la passion de l’écrivain pour le très sympathique Novat, poète oublié que le narrateur veut faire connaître… en s’appropriant son œuvre. C’est tout. Un tout drôle et cruel. Un tout, plus un. Plus le bémol des combinaisons qui auraient pu naître à partir de l’anecdote originelle. Là est la virtuosité du livre.
Bien sûr, il y a ce parti pris de faire tenir une narration de plus de 250 pages sur un fil aussi ténu. La fameuse explosion de l’animal sous le pouce du héros, et donc le fourmillement de digressions baroques et fantaisistes savamment agencées qui l’accompagne. Mais plus touchant encore est le jeu de l’auteur avec les alternatives possibles, au roman, au monde. Pas seulement ce qui découle des différents récits du roman, mais ce qui pourrait se substituer à eux et même à la langue. Un autre langage, un autre vocabulaire, un autre registre, une autre identité, d’autres signifiants, qui menacent explicitement. « Si, faute de veau, les cuisiniers recourent parfois à une tortue, si la tête de veau que l’on nous sert est en réalité, dans certains cas, une tête de tortue ? » Vertige jouissif pour le lecteur. Jeu comique de la narration, mais pas seulement. On est comme placés à un millimètre d’un chaos angoissant. Celui où nous n’aurions plus de références communes. Où substituer mots et récits annihilerait nos repères.
Pour autant, que de charme, dans ces abîmes. Est-ce parce que le double du narrateur est un poète ? Il arrive que ses récits, restitués par le narrateur, présentent une autre version du monde que celle que nous croyions connaître, certes. Mais une nouvelle version à la fois compatible et contradictoire.
« Tout s’approche tout s’écarte/L’écoute nous multiplie » (A.Chedid)
Avec Chevillard-Novat, la Bible elle-même, le récit des récits, contient de nouveaux épisodes. Savoureux, drôles et romanesques, ils nous auraient été cachés. L’arche de Noé ? Elle se fait attaquer par des pirates. Et on ne nous l’a pas dit, malgré l’évidence des preuves. « Le perroquet n’est-il pas le fidèle compagnon du pirate ? Qu’aurait fait ce volatile ricaneur et sournois sur l’arche de Noé ? » On sourit, puis, comme le narrateur lui-même, on se laisse presque convaincre par le poète. Grâce à sa croyance. Grâce à la force de sa conviction, une force qui n’est pas ridicule. Derrière la grandiloquence du personnage, Eric Chevillard fait partager ce qu'il a d'intime et d'universel. Sa foi, son énergie à défendre ce en quoi il croit. Cela émeut beaucoup et inspire une sorte de respect. Presque comme dans les Possédés, lorsque l’un des personnages choisit de suivre le Christ, en dépit de la pression des autres. Alors l’héroï-comique drôlissime de Chevillard passe au second plan. Pour son double croyant, assurément, l’arche de Noé s’est fait attaquer par des pirates. Il ne peut pas en être autrement. Contrepoint magnifique dans le dédale de possibles qu’offre le roman.
Il faut être bon musicien pour orchestrer tous les mondes de ce livre. Et assurément, Eric Chevillard l’est. Le crac du meurtre de la tortue rythme tout son roman. Il est cette onomatopée dérisoire et ambivalente, où mort et naissance se rejoignent. Une onomatopée qui permet au lecteur de retomber sur ses pattes en la retrouvant sous ses yeux comme on aime retrouver un leitmotiv musical. Crac ! Bam ! Crac ! N’est-il pas doux de croire un peu à l’éternel retour d’une note de départ, « si nous formons une identité d’emprunt et un destin pour lequel nous n’avons en vérité aucune disposition ? » ♫ Ah !! Voici justement au fond de la cassette, un miroir ! Ah…Est-ce toi, Marguerite !! ? Ah, je ris !!! ? ♫
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